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29 septembre 2015 2 29 /09 /septembre /2015 15:26
Les lettres de la Cistude

Les chantiers de Jeunesse

~~Lettres de la cistude Cistude : tortue d’Europe, qui vit dans les marais et les ruisseaux. Carapace brun foncé, rayures et taches jaunes. Peut vivre plus de 50 ans. Se nourrit d’insectes, d’alevins, puis de végétaux. Plastron clair, avec motifs noirs. Elle est en voie de disparition dans l’Estérel. La cistude m’a dit

Je ralentis encore en apercevant la Maison forestière de Malpey, passai la seconde et obliquai vers la droite, vers la masse imposante du Mont Vinaigre. J’arrivai à une patte d’oie où plusieurs automobiles stationnaient. Je soupirai. Un peu de marche ne pouvait que me faire du bien pour me motiver. Bon, alors où ? A gauche, vers la tour de guet, ou vers la droite, plus sympathique ? Le rideau d’eucalyptus qui coiffait la crête, au bout d’une longue courbe, me décida. Un petit miracle s’opéra dès les premiers pas, sur la route goudronnée. La chape d’angoisse et de découragement qui m’oppressait depuis un certain temps, sembla se désagréger et se diluer, jusqu’à disparaitre. Je m’ouvris au chant frénétique d’un pinson, mes narines inspirèrent en longues goulées un méli-mélo de senteurs de thym, de lavandin, de résine et de fleurs d’eucalyptus. Contre toute logique, une vague euphorique m’accompagna jusqu’à un plateau d’où plusieurs chemins pénétraient le massif. Le friselis dans le feuillage des immenses eucalyptus se mua en une sarabande sauvage, sous l’effet d’un coup de vent de mer. Puis, les feuilles reprirent leur murmure, comme si de rien n’était. Le soleil vif, dans un ciel uniformément bleu, me brûlait la nuque. Cependant, dans ce ciel parfait, une barre d’un noir bleuté coiffait les crêtes, entre le Pic de l’Ours, et le Cap Roux, là-bas, vers l’Italie. Je ne voulus pas poursuivre sur le chemin de droite qui menait vers un sommet plat d’où j’aurais pu admirer la Méditerranée étalée de Menton jusqu’à Saint Tropez. Je ne voulais pas voir les pentes martyrisées par le dernier incendie, et le maquis à peine reformé autour des troncs noircis des chênes lièges aux branches curieusement tordues, comme si elles avaient voulu échapper à la morsure des flammes. La vie renaissait, pourtant, çà et là, les belles feuilles vertes, luisantes des jeunes pousses d’arbousiers se dressaient, en crevant la couche de cendre féconde. Des bruyères, aussi, sortaient de terre et annonçaient un message d’espoir. Je partis vers la gauche, sur le flanc est du Mont Vinaigre. Là, les pentes abruptes offraient au regard des fourrés d’autant plus impénétrables que des fouillis tentaculaires de salsepareille montaient une garde redoutable. Je dus vite me rendre compte que, si mes chaussures de ville avaient pu faire illusion sur la route goudronnée, elles rendaient à présent fidèlement les inégalités et les aspérités de la caillasse du chemin. Les éclats de rhyolite avaient une fâcheuse tendance à se dérober sous les semelles trop lisses. J’arrivai devant deux énormes rochers dont les sommets s’incurvaient au-dessus du chemin, à la manière de deux gredins décidés à faire payer un droit de passage au promeneur. Ce serait bien ma chance de me faire rançonner. Une petite voix me souffla « Il ne manquerait plus que ça ! » La chance ! Le mot était lâché. Mon euphorie se dissipa en quelques pas. L’environnement grandiose se fondit dans un grand flou. Je savais que j’allais être la victime d’une « contraction budgétaire », comme me l’avait dit le comptable, bouffi d’importance. Le plus vexant avait été de se l’entendre dire devant tout le monde, à l’heure du café, devant le distributeur. Et puis, après tout, quelle importance ? Je perdais mon temps dans cette société rétrograde. Déjà quelques contacts positifs m’incitaient à l’optimisme. Alors pourquoi ce soudain accès d’angoisse ? Le fait d’être seul ? Un sentiment d’inutilité ? Peut-être un peu des deux. A ajouter, aussi, un plaisir bizarre, presque morbide, une sorte de volupté à alimenter des crises de cafard, qui naissaient sans raison apparente. Je me disais, parfois, en ricanant, que j’étais un drôle d’individu. Un peu égaré dans mes pensées, je revins sur mon chemin, et constatai étonné, que le bleu du ciel avait viré au gris. Plusieurs coups de vent brefs, mais violents gonflèrent ma chemise. Un mouvement rapide, devant moi, me pétrifia. Trois silhouettes blanches, à la taille serrée, couraient le long du chemin, dans ma direction, animées d’un mouvement rapide de rotation. Des courants d’air soudains avaient soulevé la poussière pour donner vie à ce qui ressemblait furieusement à trois derviches tourneurs. Ce n’était que des tourbillons de poussière, mais d’une densité et d’une rapidité telle, que je crus être emporté dans une sarabande maléfique. Incapable de différencier entre la réalité et le fantasme, je sentis un cri d’effroi se former au fond de la gorge, lorsque les tourbillons s’immobilisèrent. Ils restèrent un instant en suspension, se gonflèrent et retombèrent en fine pluie, sur le chemin. De gris, le ciel maintenant se noircissait. De courtes rafales me fouettèrent, des rafales à la limite entre froid et fraicheur. Je frissonnai. J’évaluai le chemin parcouru et le temps nécessaire pour rejoindre l’abri de ma voiture. Il me faudrait presque une heure, et l’orage se rapprochait. Le ciel était noir au-dessus de Nice. Continuer me sembla plus logique. Il ne restait qu’une petite distance pour atteindre un plateau. Je devais, normalement, me trouver dans les environs de la tour de guet où je pourrais certainement trouver un abri. De hauts eucalyptus, plantés serrés, reçurent une gifle qui fit s’énerver les feuilles couleur vert de gris. C’est à cet instant que je vis les tuiles rouges d’une habitation. Je soupirai de soulagement, moins effrayé, maintenant, par la couleur d’encre du ciel, noirceur qui se propageait vers Saint Raphaël. Indécis, jusqu’à présent, le vent décida de souffler en continu. Je courus vers la maison, franchis un portillon avec un battant ouvert où un écriteau indiquait « Propriété privée. Défense d’entrer » Je vis un espace nu et les murs sombres d’une imposante bâtisse, dressée là, comme si elle montait la garde. L’endroit paraissait irréel, étrange. Les portes et les fenêtres closes par des volets recouverts de tôles rouillées, formaient un visage aux yeux borgnes et à la bouche grande ouverte. L’endroit était manifestement depuis longtemps désert. Je pus déchiffrer sur une plaque brisée, en marbre blanc, fixée au-dessus de l’entrée « Maison forestière de ». L’autre morceau de la plaque reposait, debout contre le mur, avec le reste du texte « la Duchesse ». Une grosse goutte d’eau s’écrasa sur le perron, puis une autre. Je me précipitai vers une maisonnette attenante et découvris avec soulagement, une porte ouverte sur une pièce obscure. J’avais finalement trouvé un abri, juste à temps. Le ciel noir déversa un mur compact d’eau, aussi bruyant que de la mitraille. De nombreux éclairs silencieux maintinrent une luminosité blafarde pendant de longues secondes, qui me permirent de me repérer. La pièce ne comportait qu’une fenêtre, griffée par des ronces exubérantes, une porte d’entrée, et un recoin enveloppant un arrondi, du sol au plafond. Deux matelas tachés, vestiges pathétiques d’une vie antérieure, occupaient tout le centre du sol en béton. Un baigneur, privé de ses bras et de ses jambes, fixait le plafond de ses yeux morts, à côté d’un tricycle sans roues. Une explosion d’une brutalité inouïe m’arracha un cri de stupeur. Je me couvris la tête de mes bras, dans un geste de protection enfantin. Ce fut le signal d’une orgie de coups de tonnerre, de déchirements lumineux, dans la noirceur du ciel, et d’un fracas de fin du monde. De violente, la pluie se transforma en cataracte. Secoué par le vacarme, démoralisé par ce contretemps, je ne trouvai rien de mieux que de me réfugier dans mes problèmes, pour encore mieux m’apitoyer. Dans ce genre de circonstances, je peux être si bon acteur dans le drame où je me vautrais, que je pouvais pleurer. Ce que je fis. J’avais faim. J’avais soif. J’avais froid. J’étais fatigué et je grelottais, et imaginais volontiers que la malchance me poursuivait Que faire ? Je me couchai sur un matelas et pris la position réconfortante du fœtus. Je m’endormis, sourd aux débordements de la nature. C’est en pleine nuit, vers deux heures que je me réveillai, transi, surpris par ce lieu et ce silence étonnant... Ah oui, la promenade, l’orage, la maison… Je me levai, hésitant. Serait-ce un rêve ? Appuyé contre le mur, je sortis la tête, étonné par la clarté. Une superbe pleine lune détaillait le moindre relief de sa blancheur laiteuse. Que faire ? Rester là et attendre le jour ? Ou mettre à profit cette visibilité pour retourner à la voiture, et rentrer à l’appartement ? Mieux valait se mettre en route et me réchauffer en marchant, et profiter du reste de la nuit dans mon lit. J’avançai de quelques pas et m’arrêtai net, comme tétanisé. Là, devant moi, à quelques mètres, une…femme me tournait le dos, assise sur un bloc d’estérélite. De longs cheveux noirs descendaient jusqu’au milieu de son dos. Un bandeau aux reflets phosphorescents lui ceignait la tête. D’après ce que je pouvais voir, la jeune femme portait une jupe qui lui arrivait aux chevilles, et un chemisier à fleurs. Cette vision, à elle seule, aurait déjà pu me sembler fantastique, en pleine nuit, dans cet endroit désert de l’Estérel, mais… Ce que mes yeux refusaient d’admettre, mes oreilles l’entendirent. Je restai immobile, bouche bée. La femme…la créature chantonnait ce qui ressemblait à une berceuse, à un auditoire qui me laissa pantois. Répartis dans un grand arc de cercle, une vingtaine, ou plus, de lapins, oreilles dressées, écoutaient le chant, les narines frémissantes. Les oreilles se rabattirent lorsque le chant cessa, sur un rire amusé. J’eus la conviction que tous les yeux brillants convergeaient vers moi, que j’étais la cause du rire, puis du silence. Je n’aurais eu que quelques pas à faire, pour me présenter, et briser ainsi une tension qui allait devenir gênante. Mais n’allai-je pas l’épouvanter, si je lui parlais, alors qu’il était évident qu’elle se croyait seule. Enfin, seule, avec les lapins. Il ne me vint pas une seule seconde, à l’esprit, que mon raisonnement frisait la folie. Se présente-t-on, en pleine nuit, à une assemblée de lapins qui écoutent une berceuse ? Ce n’était pas sérieux ! D’ailleurs, aurais-je voulu m’avancer et parler, que je ne l’aurais pu. Une poigne invisible me serrait la gorge, me paralysait les jambes. Une certitude s’imposa. Quelque chose de puissant venait de se saisir de moi. J’étais tombé sous le coup d’un charme, frappé par une vision extraordinaire. Immobile, muet, je voulus me débattre, échapper à une forme de panique faite d’angoisse, et en même temps, d’un autre sentiment, fort et doux à la fois. Je secouai la tête, comme hébété. Je vis le matelas d’où j’avais roulé sur le béton, en me débattant, certainement, et le soleil qui frappait le pignon de la maison forestière. Seul un vague chuintement dans les feuillages, ainsi que des chants d’oiseaux, venaient agrémenter la solitude de l’endroit. Je me frottai le visage, en insistant sur les yeux que je massai du pouce, jusqu’à ce que ma vision soit peuplée d’une multitude de phosphènes vibrionnants. Ainsi donc, j’avais rêvé. Rêve étrange, mais si beau… Le soleil avait reconquis le ciel, un ciel de carte postale, à l’azur profond. Je m’avançai dans la cour, devant la façade de la maison, les sourcils froncés. Le bloc d’estérélite se trouvait bien là où je l’avais vu cette nuit, dans mon rêve, face à de nombreux cercles dessinés dans l’herbe rase. Curieusement, ces cercles d’herbe roussie étaient couverts de crottes de lapin. Et alors ? Serait-ce une preuve ? Une preuve de quoi ? Ce que je voyais maintenant au grand jour pouvait très bien avoir été présent la veille, et je ne l’aurais pas vu, dans l’obscurité naissante, et dans la hâte de me mettre à l’abri. La pluie de la nuit, rejetée par une terre gorgée, cascadait sur les pentes, en filets plus ou moins importants. Une forte odeur de verdure revigorée saluait le soleil. C’était un matin lumineux qui ne pouvait en aucun cas alimenter un quelconque mal de vivre. Jamais je n’aurais imaginé que je pourrais tant apprécier ce spectacle de la nature et me sentir si bien dans cette solitude apparente. Au moins, cet intermède hors du commun, m’aura permis de découvrir une facette cachée de mon caractère. Tout le massif bruissait de milliers de filets d’eau, si heureux de dévaler les pentes, si fiers de se tortiller au soleil. Un son plus fort, plus sourd, d’un chant plus riche dominait cependant. Je tendis l’oreille. Oui, cela venait de la pente, à gauche, derrière deux arbres fruitiers, des pruniers, il me semble. Ce devait être une cascade bien alimentée, à voir absolument, car si rare dans ce massif caillouteux. Un chemin au bout du terre-plein descendait vers une restanque où, sans doute, les occupants de la maison forestière cultivaient des pommes de terre et des céréales. Le bruit se concentrait vers un bouquet de mimosas envahissants et d’autant plus conquérants qu’ils n’avaient plus à redouter la main de l’homme. Je vis, en m’approchant, de l’eau se précipiter entre deux rochers qui formaient une gorge, un passage forcé. Cette eau transparente, étincelante au soleil, tombait d’une hauteur d’un mètre environ, dans un bassin réceptacle où elle se calmait. Les berges se resserraient ensuite pour jouer avec le courant. Ce n’était que notes cristallines, un enchantement pour les yeux et pour les oreilles. La tentation fut trop forte. Je pénétrai pieds nus dans l’eau fraiche et m’assis sur une roche plate. Depuis cette pente dégagée, je voyais le bleu profond de la méditerranée se confondre avec le ciel sur la ligne d’horizon. Je redevenais un enfant et balançais mes pieds tout blancs dans l’onde sinueuse. Des chapelets de bulles d’air s’accrochaient à l’extrémité de mes orteils en suivant mon mouvement de balancement. J’observais ces bulles se contorsionner dans un ballet aux amples figures de valse. Je crus voir une pierre bouger au fond de la poche d’eau. Je pinçai les yeux pour me concentrer sur cette pierre mouvante, lorsque je discernai des motifs carrés, bordés de noir. Avant d’avoir compris ce que je voyais, mon bras avait plongé jusqu’au coude. Je dus écarter les doigts pour pouvoir saisir la chose. J’avais saisi une tortue d’eau que je posai sur ma main ouverte. Une émotion intense m’empoigna. Je n’avais jamais tenu une tortue d’eau. La tête et les pattes s’étaient complètement rétractées sous la carapace dont j’admirai l’impeccable assemblage géométrique de carrés. Je ne pouvais me résoudre à reposer la tortue dans son élément. Alors, je me mis à lui parler. Je donnai à ma voix le rythme lent et le ton apaisant qu’on utilise pour parler à des bambins. Les mots sans suite, sans logique, sortaient avec aisance, du genre : bonjour, comment t’appelles-tu, où habites-tu, tu as des amis ou des parents dans ce ruisseau, quel âge as-tu, il fait beau ce matin, tu n’as pas eu peur de l’orage… A mon grand étonnement, plaisir aussi, je vis pointer un museau noir, avec deux narines bien dessinées. La tête avança encore et un œil apparut. Un œil jaune, méfiant, qui me fixa. Je m’empressai de la féliciter et me présentai, en affirmant, toujours avec le ton amical de la confidence, que je ne lui voulais aucun mal, que je voulais seulement faire connaissance. Me comprenait-elle ? L’affirmer aurait été grotesque, cependant, les pattes sortirent lentement et pendirent dans le vide, de part et d’autre de ma main. De longues griffes noires, luisantes, garnissaient chaque patte. Je la félicitai encore pour ses beaux ongles et lui demandai l’adresse de sa manucure. La tête sortit entièrement, puis un morceau de cou. Des rayures et des points jaunes décoraient sa peau. Le cou s’allongea et se dressa sans que les petits yeux jaunes ne quittent mon visage. Je n’aurais jamais imaginé qu’une tortue pouvait avoir un si long cou. La tête se balançait maintenant. J’en étais certain, il n’y avait plus de doute, la tortue m’écoutait. Cette constatation m’émut particulièrement. Je tenais dans ma main une vie, à priori sauvage, totalement confiante, captivée par mes paroles. J’avais épuisé mon lot de questions et de remarques décousues. Je la regardai et lui sourit. La tête de la cistude oscilla. Elle me dit : - Tu me rappelles quelqu’un. -.-.-.-.-.-.- L’histoire de Paulo et Pascaline

Je faillis la jeter, comme si j’avais tenu une pierre brûlante dans ma main. - Tu m’as parlé ? En même temps que je disais ces mots, une vague de honte m’envahit. Que se passait-il ? J’avais cru entendre parler une tortue, ce qui n’est pas commun, mais en plus, je lui répondais ! J’approchai mon visage plus près de ses petits yeux brillants, de ses narines si bien dessinées. Elle ouvrit la bouche et je pus voir une langue toute rose. Elle redressa la tête, qu’elle inclina sur le côté et, je le jure, j’entendis distinctement ces mots : - Oui, tu me rappelles quelqu’un, tu lui ressembles beaucoup. Le soleil me chauffait agréablement, le chant de l’eau me parvenait dans toute sa monotonie rassurante. Un rouge-gorge sautilla sur un rocher en me regardant, avec défi. Quel effronté ! Cette digression volontaire ne me servait qu’à ignorer les mots entendus. Je n’allais tout de même pas répondre à une cistude ! Elle allongea le cou et continua, ignorante de la valse de mes pensées. - Il s’appelait Paulo. Il venait d’avoir 18 ans. Veux-tu entendre son histoire ? Quelque chose en moi céda. Une tortue qui parle ? Et alors ? Peut-être que c’est normal dans cet endroit, ou alors, sans le savoir, je serais doué pour entendre une cistude ? Dans ce cas, pourquoi ne pas lui répondre ? En paix avec des objections éventuelles, je répondis, soulagé : - Oui, j’aimerais beaucoup entendre l’histoire de Paulo. Je t’écoute. La tortue bougea sur ma paume, de façon à bien faire reposer ses longues griffes noires qui pendaient dans le vide. - Je vais te parler d’une époque que tu n’as pas connue. Comme tu me vois, je ne suis plus toute jeune. Les tortues de ma famille peuvent vivre 50 ans et plus. Dis-moi, connais-tu les Chantiers de Jeunesse ? - Non, mais j’en ai entendu parler. C’était un genre de service militaire déguisé, voulu par Vichy. Une drôle d’époque. - Oui, j’étais bien jeune, certes, mais je connaissais beaucoup de choses de la vie. Quand tu es venu ici, tu es passé par le Gratadis, n’est-ce pas ? Je me trouvais, alors, dans le ruisseau qui se jette dans l’Agay. Un jour d’été, alors que tout était calme, que les cigales se répondaient, des camions sont arrivés. Commence alors un remue-ménage, tu ne peux pas t’imaginer. Il y avait des bruits, des cris. Le vacarme commençait à l’aube, et ne s’arrêtait que tard, la nuit. - C’était quoi toute cette agitation ? - Toute une bande de jeunes hommes, des garçons d’environ 19 ans, avec des chefs, plus âgés. - Que faisaient-ils ainsi, dans la nature ? - Ils avaient dressé des tentes, planté un mât où flottait le tricolore et un fanion. Leur mission : bâtir un campement en dur. Monter des baraquements en planches, sur des dalles en béton. Ils devaient tout faire, de leurs mains. C’était ça un Chantier de Jeunesse. - Que faisaient-ils ici, dans l’Estérel ? - Ah je peux te dire que les gamins ne chômaient pas. Lever aux aurores, salut au drapeau, ensuite au travail. Ils ont créé des chemins, construit des murs de soutènement, des petits ponts, et des retenues d’eau. D’autres travaillaient avec de grandes marmites. - Des marmites ? Pour faire de la soupe ? - Ah non, des grandes marmites pour faire du charbon de bois. - Pour en faire quoi ? - Du gaz, pour leurs camions, pour remplacer l’essence, et aussi pour faire tourner une petite centrale électrique. - Eh bien, organisés les petits ! Le grand confort, le grand air, le soleil, nourris et logés ! - C’est vrai, mais ils travaillaient dur, du matin au soir, et c’était discipline-discipline, tu peux me croire. - - Jamais je n’aurais pensé qu’il y avait eu cette population, là, dans ce massif. - Si tu veux, tu pourras voir les vestiges des marmites, mangées par la rouille, à l’emplacement où elles ont été utilisées. Il y aussi les dalles en béton, avec des dates et des initiales tracées dans le ciment. Il y a là, toutes sortes de signatures laissées par ces gamins bâtisseurs. - C’est passionnant, mais où est Paulo, dans cette histoire ? - J’y arrive. Tu n’es pas fatigué de me tenir ? Tu peux me poser, si tu veux. - Non, j’aime te regarder, tu me plais beaucoup. - Malgré ton air triste, je vois bien que tu es un charmeur ! Mais revenons à nos moutons, à Paulo. Tu as vu, avant d’entrer dans le massif, qu’il y a une grande ferme, sur la gauche, un peu cachée par la colline. C’est la même famille qui possède cette ferme et les terres, depuis des générations. Il y avait deux filles, au grand désespoir des parents, du père surtout, qui aurait souhaité avoir un garçon, pour continuer l’exploitation. La plus grande, Mireille, suivait des cours dans une école d’infirmière. La cadette, Pascaline, venait d’avoir son Certificat d’Etudes. Elle avait alors, 15 ans. - Je crois bien que tu vas me raconter une histoire dont les héros sont Paulo et Pascaline, je me trompe ? - Pas du tout, mais tu ferais mieux de m’écouter. Tu sais, il faut essayer de revivre cette époque, si trouble, et se glisser dans les personnages, avec une autre façon de penser… - Comme quoi, par exemple ? - La structure familiale, pour commencer. Le père tout puissant, la mère effacée et sans volonté propre, qui n’a jamais tenu tête à son mari. Et tu sais, la société n’était pas permissive, comme aujourd’hui. Le curé et ses sermons régissaient encore la vie des habitants… J’ai une petite faim, tu peux me donner un peu de cette mousse qui flotte devant cette roche ? Je me baissai, arrachai un long filament de mousse verte et la posai sur ma paume. La cistude l’avala par petites bouchées gourmandes. - C’était bien bon, je te remercie. Où en étais-je donc ? Ah oui, la mentalité d’alors. Donc, la petite Pascaline, belle comme un ange, venait souvent au camp, avec son vélo. Elle transportait dans un grand panier en osier, des œufs, de l’huile d’olive et du vin, pour les chefs, bien entendu. Parce que pour les jeunes, c’était plutôt pommes de terre et pommes de terre. Un jour, il yeut de grands cris qui venaient de l’emplacement des marmites. De l’épaisse fumée noire sortait de l’une d’elles. Des chefs sont arrivés, en hurlant. Ils ont jeté des seaux d’eau sur le couvercle et dans le trou de la cheminée, jusqu’à ce que la fumée devienne blanche. - Que s’était-il passé ? - Le jeune qui surveillait n’a pas fermé la trappe de tirage quand il le fallait, alors, le bois s’est enflammé, au lieu de se consumer. - Aïe ! Le jeune a dû se faire ramoner les poumons ! - Eh oui. Il était au garde à vous et en prenait plein les oreilles. Pascaline avait assisté de loin à l’incident. Elle s’est rapprochée et a vu que le jeune homme était livide et pleurait. - Paulo, tu seras de corvée pendant une semaine ! Maintenant dégage ! - Je crois bien qu’à cet instant, les yeux de Pascaline ont rencontré ceux de Paulo. Ils se sont fixés plusieurs secondes jusqu’à ce que le chef crie : - Tu vas te bouger ! Espèce de brêle, disparais de ma vue ! - Pascaline est montée sur son vélo, un pied à terre, l’autre sur la pédale, tournée vers le dos raide de Paulo. Il a senti ce regard et s’est retourné. - On dirait le début d’une histoire d’amour, ou je me trompe ? - Oui, une histoire forte, une passion comme seuls des cœurs purs peuvent l’éprouver. - Quand même, une fille de 15 ans… - C’est vrai, mais vois-tu, il y a des soifs d’absolu qui ne connaissent pas d’âge, et c’est ce qui s’est passé. - Je suis curieux de connaitre la suite, vraiment curieux… - Peu de temps après, Pascaline pédalait vers l’étang, dans la descente, après la maison forestière. Elle y allait souvent, pour rêver, les pieds dans l’eau et parlait aux canards. Ce jour-là, elle montait la côte, en poussant son vélo, quand elle vit Paulo, torse nu, qui rassemblait les pierres que la pluie avait fait rouler sur le chemin. Elle s’arrêta. Il entassait les pierres rouges devant une futaie d’eucalyptus uniques dans l’Estérel. Les seuls eucalyptus à fleurs roses. Paulo se sentit observé. Il se dressa, s’épongea le front et regarda Pascaline. - Bonjour, je suis bien content de te voir… - Moi aussi. Je sais que tu t’appelles Paulo, moi, c’est Pascaline. J’ai de l’eau qui est encore fraiche, tu veux boire ? Le soleil avait tourné. Je l’avais maintenant juste en face. Je devais pincer les yeux pour résister aux reflets cinglants de l’eau mouvante. Les paupières de la cistude se fermèrent plusieurs fois. Je la crus endormie, mais non. Elle allongea le cou. - Je viens de faire un petit voyage dans le temps, pour me souvenir, pour revivre ces événements… Le chef de Paulo s’étonna de voir le jeune homme toujours volontaire pour ramasser les pierres qui dévalaient continuellement la pente. Il se félicita de constater que Paulo se transformait, en bien. Ah, ils en passèrent des après-midis, assis sur le talus, en se tenant la main et à se murmurer de tendres mots. Jusqu’au jour où il n’y eut plus de pierres à ramasser, et que Paulo fut employé à des corvées de bois, pour alimenter les marmites. - Cela devient tragique, un amour contrarié, on dirait… - C’est un peu ça. Paulo devenait malade d’amour. La vie ne méritait pas d’être vécue s’il ne pouvait pas revoir Pascaline. Il dépérissait. Il ne pouvait plus supporter ce vide immense. Un soir, après l’extinction des feux, il décida d’aller jusqu’à la ferme, avec l’espoir fou de revoir son aimée. Malheureusement, deux chiens de garde, par chance enchainés, alertèrent les occupants par leurs jappements hystériques. Des lumières trouèrent la nuit. Le père sortit. Il s’avança dans le noir, il ne remarqua rien de particulier. - Encore ces satanés sangliers, la paix les chiens ! Camouflé derrière un arbousier, Paulo avait pu voir la silhouette de Pascaline se détacher sur une fenêtre, à l’étage. Il frotta son briquet trois fois, et attendit, certain d’avoir été vu. Toutes les lumières s’étaient éteintes, le calme était revenu, souligné par le cri triste de la hulotte. Une ombre claire se détacha de la façade noire. Pascaline s’avança jusqu’à l’arbousier. Ils se prirent dans les bras, sans prononcer un mot. C’était superflu. Ils étaient seuls au monde et ils s’aimaient. Le manège dura quatre nuits. - Je me prépare au pire… - On peut le dire. Comment le père fut-il averti ? Doutes ou concours de circonstances ? Toujours est-il, qu’une nuit éclairée par la pleine lune, il se mit aux aguets, au pied des escaliers. Il entendit Pascaline descendre, pieds nus, et il la suivit. Il n’eut pas à aller bien loin, car les deux amoureux étaient allongés derrière l’arbousier. - Je vois tout à fait la scène, je sens poindre la tragédie… - Le père leva sa fille en la tirant par les cheveux et la gifla de toutes ses forces. Il la tira ensuite comme si c’était un sac de pommes de terre. Il ne s’arrêta pas pour crier : - Toi, ton compte est bon ! Je me doutais bien de quelque chose ! Je vais voir ton chef demain matin, tu vas regretter d’être né ! Crois-moi, graine de potence, suppôt de Vichy ! - Comment va s’achever cette histoire ? - Paulo se retrouva aux arrêts, pour avoir quitté le camp de nuit, sans autorisation. Il resta ensuite désœuvré, le temps que les papiers de sa mutation dans un autre Camp de Jeunesse soient réunis. Il descendit chaque jour jusqu’au ruisseau où il mit à l’eau des bouts de liège, piqués d’un mât, où il accrochait des billets doux. Il avait entendu dire que Pascaline se trouvait chez une tante, modiste, à Toulon. Il savait que ces morceaux de liège seraient poussés par le vent d’est, jusque là-bas. Enfin, il le croyait, il l’espérait. - Que sont-ils devenus ? - Personne ne sait ce qu’il advint de Paulo. Sans doute avalé, broyé par la guerre. Quant à Pascaline, il se dit qu’elle aurait émigré au Canada. Aujourd’hui, quand la mer est agitée de petites vagues nerveuses qui viennent mourir dans la rade d’Agay, les anciens qui connaissent cette histoire, disent, en secouant la tête : - Tiens, c’est le vent de Toulon, le vent qui pousse les larmes de la petite Pascaline… A suivre… -.-.-.-.-

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